Immersion dans la « Rainbow Family », un rassemblement hippie en pleine pandémie
On est fin juillet 2021. Comme tout le monde, ça fait des mois que je ne suis pas parti. Que je n’ai pas embarqué. Que j’ai relégué mes envies de départ à un hypothétique plus tard. Et entre le pass sanitaire et la météo chancelante, l’horizon paraît décidément bouché. Alors pour satisfaire mon désir d’aventure, je décide d’opter pour une stratégie contre-intuitive, qui consiste à se soustraire à quelque chose de familier, plutôt que d’aller chercher un improbable ailleurs.
Je dis donc adieu au confort, à l’électricité, aux sièges de WC, aux fringues sèches et je rejoins un ami pour un trip de quelques jours au Rainbow Gathering (littéralement, le « rassemblement arc-en-ciel ») dans les Pyrénées. J’en ai ridé des festivals, mais des comme ça, jamais : c’est l’anti-Coachella.
Il serait tentant de commencer le récit par la négative pour comprendre que ce n’est pas un rassemblement très habituel. Ici, tout recours à la technologie est exclu (donc pas de portable, mais surtout, pas d’électricité). Aucune substance. Ni drogue, ni alcool. Pas de billet d’entrée, pas d’organisation, pas de line-up, pas d’enceinte, pas de pyramide de Daft Punk, pas de chef, et encore moins de bénévoles pleins d’allant. Parfois pas de vêtements non plus, pour les plus extrêmes.
Quelques milliers de personnes, venant d’un peu partout en Europe, se retrouvent dans la nature pour chanter des mantras autour de feux de camp
Voilà pour ce qui est prohibé, mais en fait, cette expérience mérite d’être décrite positivement. Comme un endroit éphémère qui met en pratique des idéaux de paix, d’harmonie, de liberté et de communauté, en tant qu’alternative consciente aux festivals de masse à tendance consumériste.
Cette édition attirera quelques milliers de personnes, venant d’un peu partout en Europe, qui pendant un mois, se retrouvent dans la nature pour chanter des mantras autour de feux de camp et célébrer la simplicité d’une vie en symbiose avec la nature. Voilà pour l’anti-programme des festivités.
Mais avant ça, encore faut-il parvenir jusqu’au rassemblement. Par désir de discrétion plus que par coquetterie low-tech, il n’y a pas d’événement Facebook, pas de site Internet. Le lieu, paumé au milieu des bois dans un coin reculé d’une vallée de l’Ariège, est gardé secret et les données GPS circulent seulement entre initiés, ou « membres de la Rainbow Family ». La quête fait partie de l’aventure. Même si parfois cela tourne à la désillusion. On ne compte pas les récits d’anciens qui relatent des souvenirs datant d’une ère pré-smartphone où la circulation de l’information était beaucoup plus lente et où l’arrivée jusqu’au Rainbow était assez aléatoire. Il arrivait que d’enthousiastes hippies fassent plusieurs centaines de kilomètre depuis chez eux pour atteindre un village où ils attendent quelques jours, espérant croiser des participants qui les mènent jusqu’au rassemblement. Espoir possiblement déçu, car si aucun signe n’affleure, certains ont dû rentrer bredouilles, la dread entre les jambes.
Cette fois, la providence est conciliante et l’info nous parvient miraculeusement par mail. On pose la voiture en contrebas et on emprunte le sentier qui serpente à travers les pins. Première rencontre, avec une fille qui visiblement redescend. La voix émue, elle nous interpelle : « Les gars ! Regardez bien l’endroit où vous mettez les pieds ! Y’a tellement de scarabées écrasés sur le sol. Ici, là, partout. Ça me butte. » On fera attention, promis.
Une vingtaine de minutes de marche plus tard à grimper entre les coléoptères et nous atteignons l’esplanade du rassemblement. Il est alors plongé dans un épais brouillard, difficile de distinguer la morphologie du lieu. Nous tâtonnons jusqu’à un groupe de gens pratiquant d’intenses mouvements respiratoires, de pranayama. Des exercices faits de profondes inspirations et expirations, à un rythme soutenu, pendant plusieurs minutes. C’est exigeant et ceux qui ne s’effondrent pas sous le coup de l’effort entrent dans une sorte de transe, s’agitant d’avant en arrière avec les yeux révulsés.
Je crois bien n’avoir plus senti la chaleur de la paume d’un inconnu sur la mienne depuis au moins le début de la pandémie
L’atelier prend fin et, immédiatement après, un cri indistinct pour mes oreilles de néophyte perce le nuage, provenant d’un endroit lointain. Il est repris en cœur par tout le monde : « Food circle, now ! ». C’est le signal. Le repas du midi va être servi. Il est proche de 15 heures. Tout le monde se réunit alors autour du feu principal et constitue une farandole géante. C’est l’un des temps forts du Rainbow, qui rythme les journées.
Il y a quelque chose de très beau et de merveilleusement régressif à se tenir tous par la main. Je crois bien n’avoir plus senti la chaleur de la paume d’un inconnu sur la mienne depuis au moins le début de la pandémie. En tant que kid des années 1990 ayant fantasmé sur Woodstock toute ma jeunesse, je trouve ça beau et je me prête au jeu facilement.
On danse en ronde et on chante des mantras pendant une demi-heure, puis d’énormes marmites parcourent l’orbite du cercle, chaque satellite nutritif agrégeant épisodiquement quelques astéroïdes venus se sustenter de riz trop cuit et de porridge.
Clairement, ce n’est pas de la haute gastronomie. Mais nourrir deux mille personnes au feu de bois implique de faire au plus simple, et cela tient déjà du miracle que chacun ait quelque chose dans sa gamelle. Sachant qu’évidemment il n’y a aucun stand de nourriture, et que le premier supermarché est à 2 heures de route. À la fin du repas, un chapeau circule qui permet de récolter quelques centaines d’euros, visiblement suffisant pour acheter les denrées de base et nourrir tout ce petit monde.
Le reste de la journée se déroule simplement. Certains proposent des ateliers sur leurs thématiques de prédilection (yoga tantrique, méditation, massage, herboristerie, mycologie, improvisation théâtrales). Il y a aussi des cercles de parole plus politiques où s’édifie l’ADN – toujours mouvant – de ce rassemblement bariolé, empruntant à la fois aux cultures amérindiennes, aux philosophies hindoues et bouddhistes et aux mouvements hippies de la contre-culture américaine.
Dans le contexte actuel, il est beaucoup question de la position à adopter par rapport aux mesures sanitaires. Des actions telles que des manifestations sont envisagées dans les villes alentours. Pour ma part, les discussions sur l’autorégulation des comportements jugés inappropriés ont davantage attiré mon attention. En effet, la communauté – ou la « famille arc-en-ciel de l’amour et de la lumière », selon le degré d’emphase que vous y mettez – n’est pas exempte de prédateurs et de comportements déviants. Bien au contraire. Plusieurs fois j’ai senti que si la plupart des participants vibrent réellement d’amour et de joie, d’autres sont manifestement traversés par des états de perdition et de dévastation assez avancés.
Il y a indéniablement une forme de magnétisme dans un tel endroit, qui attire à la fois des personnes déjà installées sur le chemin de la sagesse et d’autres qui gagneraient à s’y mettre. Pour certains cette fragilité se traduit par un rapport ambigu aux femmes. Bien qu’il n’y ait pas d’alcool sur place, de nombreux témoignages rapportent des abus sexuels, qui rappellent que le pacifisme et les idéaux bienveillants n’exemptent pas d’une conduite irréprochable.
D’ailleurs, avant d’avoir recours à la justice ordinaire, la Rainbow Family tente de s’autoréguler par elle-même. Ainsi, dans des cas extrêmes, un shanti sena est organisé sous un tipi, avec certains vieux sages de la communauté. Ce terme, initialement utilisé par Gandhi, désigne une méthode de résolution des conflits inspirée des principes de la non-violence. L’un d’eux sera convoqué lors de mon passage pour traiter d’une affaire d’obscénité. C’est plaisant d’être tout nu, encore faut-il se tenir !
Je ne resterai finalement qu’une poignée de jours au Rainbow, alors que celui-ci dure en réalité 28 jours, allant d’une nouvelle lune à la suivante. Certes, le temps maussade et pluvieux rapproche considérablement ces enfants sauvages, qui se réunissent sous des bâches de fortune, parfois réchauffés par des feux de camp. Les journées s’y écoulent lentement, on y boit du chaï les chaussettes trempées ou on troque des objets, comme ce Suisse au crâne dégarni mais à la nuque surmontée d’un beau mulet, dont tous les habits sont issus d’échanges, ce qui lui permet d’arborer une magnifique robe à fleurs.
Cependant le froid et l’humidité, inhabituels pour cette saison, rendent les conditions assez précaires et auront eu raison de moi. D’ailleurs, de nombreuses personnes tombent malades. Que ce soit du Covid, qui circule visiblement massivement dans cette enclave où le principe des gestes-barrières n’a pas cours, mais aussi parce que les bactéries se transmettent aussi rapidement dans la nourriture (de nombreuses personnes souffrent ainsi de diarrhée et de gastro).
Je décide donc de redescendre et d’aller me réchauffer dans le confort de la vie moderne. « Un homme est riche de tout ce dont il peut se passer », disait Henry Thoreau. Je complèterais en disant qu’il n’est pas mécontent de les retrouver une fois la leçon apprise.
Je redescends et, sur le chemin du retour, je décide de m’arrêter au « shit pit », la fosse à caca. Je ne vous l’ai pas précisé, et pourtant c’est un aspect important : les toilettes consistent ici en plusieurs tranchées creusées dans le sol, sans séparation, où les participants viennent déféquer ensemble. Une certaine idée de la musique acoustique.
J’y croise un jeune barbu aux bords des larmes : « J’aime ma famille Rainbow. Plus que tout. Mais je trouve que dans cet événement, on ne respecte pas assez Mère Nature. Il y a beaucoup trop de gens qui utilisent du PQ. Nous devrions n’utiliser que de l’eau pour se laver les fesses. »
Je le prends dans mes bras pour le consoler, avec une pensée émue pour le triple-épaisseur parfum aloe vera qui m’attend chez moi.
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