La méditation est-elle soluble dans les algorithmes ?
Une application de méditation est-elle un enseignant spirituel comme un autre ? Pour tâcher d’y répondre, il convient d’abord de savoir de quoi on parle. Une application de méditation, c’est un catalogue de fichiers audio qui sont autant d’instructions pour méditer (qu’on peut aussi appeler des « guidances » ou « méditations guidées »). Imaginez une sorte de Netflix audio où, à la place d’un choix multiple de films et séries, ce sont des voix qui conduisent votre attention… Ça, c’est ce qu’on pourrait appeler la première couche.
La deuxième, c’est que ces applis de méditation sont un concentré de techniques d’incitation pour accompagner les méditants dans la réalisation d’une activité exigeante. Car il faut bien l’avouer : méditer c’est dur, méditer c’est chiant, méditer c’est peu gratifiant. En coulisses, s’activent donc tout un ensemble d’outils de nudging (on peut parler de « contraintes douces » en français), ainsi qu’un système de gratification (gamification), qui sont là pour pourvoir le cerveau en dopamine afin de récompenser l’effort consistant à rester en position du lotus de façon régulière. Ces techniques, s’appuyant sur les avancées de la recherche en sciences cognitives, opèrent une chorégraphie bien huilée (à l’aide de rappels, de notifications ou de points qu’on accumule) afin de donner envie de maintenir une pratique de méditation sur la durée. Car si les bénéfices de la méditation sont manifestes à long terme, à court terme, cela peut parfois ressembler à une perte de temps.
La troisième couche d’une application de méditation est le recours à la connectivité d’internet afin de relier des pratiquants entre eux. L’aspect communautaire du web permet de créer un sentiment de proximité et une reliance entre les utilisateurs : chacun est seul derrière son smartphone, mais il a la sensation d’être connecté aux autres. L’une des fonctionnalités centrales de ces applications est ainsi l’organisation de moments où les méditants peuvent se retrouver simultanément à travers des lives pour avoir le sentiment de pratiquer ensemble.
On résume : guidances audios, techniques d’auto-incitation et connexion aux autres sont les trois piliers des applications de méditation. Mélangez tout ça et vous obtenez un objet numérique devenu incontournable dans la vie de millions de personnes.
Vision utilitariste ou spirituelle ?
Maintenant la question à un million de roupies : est-ce que ça marche ? Well, ça dépend de quel point de vue on se place. Si par « ça marche ? », vous voulez dire « Est-ce que les applications permettent de réduire l’anxiété et le stress, et procurent une meilleure qualité de sommeil ? », alors indéniablement la réponse est… oui. Les recherches le montrent et le démontrent régulièrement. Par exemple, entre 2018 et 2021, plusieurs études ont prouvé que l’utilisation d’une application de méditation améliore de façon significative le bien-être et réduit le stress perçu, les symptômes dépressifs et l’anxiété. Du point de vue médical, la méditation serait bénéfique.
En revanche, la question devient plus délicate si l’on conçoit la pleine conscience dans une perspective moins utilitariste et plus spirituelle, comme Emmanuel Carrère dans son livre Yoga (POL, 2020) : « La méditation, c’est plonger à l’intérieur de soi et creuser des tunnels, construire des barrages, ouvrir de nouvelles voies de circulation et pousser quelque chose à naître, et déboucher dans le grand ciel ouvert… » Ça peut paraître un peu grandiloquent, mais si on adopte l’idée que la méditation est quelque chose de bien plus vaste que de contrôler son rythme cardiaque à l’approche d’une présentation en Comex, alors la question de « l’efficacité » (sic) d’une application semble se décaler quelque peu. Car dans une approche bouddhiste, la méditation est bien une technique qui vise la connaissance de soi, la liberté intérieure et la connexion à une dimension subtile de l’existence. Prise sous cet angle, la pertinence des applications de méditation pourrait alors être reformulée ainsi : est-ce qu’une de ces applis peut être une authentique voie d’éveil ? Cette fois, les convictions l’emportent sur les faits. Chacun pourra nourrir son opinion mais une hypothèse plausible serait qu’il y a une condition à cela : que l’intention des créateurs de l’application soit sincère.
Déboires de la zen tech
Lors de son virage numérique, la méditation est — en partie — devenue un produit de consommation. Ni plus ni moins qu’un patch qu’on achète en solde et qu’on se colle sur la glande pinéale. Non seulement elle s’est intégrée au marché, mais elle est devenue un marché. Gigantesque même, puisqu’il pesait 533,2 millions de dollars en 2022 (source : Insight Partners). « La méditation est un produit », pour reprendre le guru et enseignant de méditation Osho dans le documentaire Wild Wild Country sur Netflix…
Comment en est-on arrivé là ? Par la généralisation des services d’abonnement en ligne. Les apps de méditation sont payantes, la plupart fonctionnant sur la base d’un abonnement mensuel (entre 5 et 14 euros en moyenne). Leur modèle économique ressemble ainsi plus à celui d’un club de fitness pour cerveaux grincheux qu’à la logique d’un temple ouvert à tous. D’ailleurs l’appli Calm (valorisée à plus de 2 milliards de dollar tout de même) se définit elle-même comme le « Nike de la méditation », avec l’ambition de muscler l’attention et d’hydrater le mental. Acton Smith, le cofondateur de Calm, affirme que son objectif est que son app devienne pour la santé mentale ce que Nike a réussi à faire pour l’activité physique : « Nike a brillamment réussi, grâce au marketing et aux partenariats, à normaliser le fitness et à l’agrémenter d’une bonne dose de cool, explique-t-il. Nous faisons la même chose avec Calm. Cette vague de santé mentale va être tout aussi importante. »
Bien sûr, construire une application nécessite des ressources et il est tout à fait juste de rémunérer ses créateurs, donc que l’accès à la méditation via le numérique soit payant. En revanche, ce qui apparaît plus questionnable, c’est que la méditation soit devenue un marché à part entière, celui de la zen tech, du nom de ce secteur émergent rassemblant les entreprises qui utilisent la technologie pour vendre du calme intérieur. Car dans le contexte de l’AppStore, qui dit marché dit… start-ups, actionnaires et objectifs de croissance. Dans cette optique, il peut être tentant de sacrifier une éthique de la méditation afin de faire croître le nombre d’utilisateurs. La ligne de crête est certainement fine, et il ne s’agit pas ici de distribuer les points de vertu. Mais il est clair que certaines pratiques posent question quant à l’intégrité de l’enseignement dispensé. Et que certaines applis sont manifestement tombées dans ce que Ronald Purser, professeur de management à l’université de San Francisco, décrit comme de la « McMindfulness » dans son livre éponyme (Repeater, 2019). À l’image d’un bon burger, il y décrit l’essor d’une pratique qui « fournit une sensation de plaisir immédiate mais pas de nutriments spirituels sur le long terme ». Par exemple, que penser de cette appli qui rémunère ses utilisateurs en NFT (jetons non fongibles, ndlr) pour qu’ils méditent ? Ou de celle-ci qui utilise les voix des personnages d’Harry Potter pour réciter des guidances ? Non qu’il faille défendre une vision rigoriste de la méditation, mais enfin on semble ici plus proche de Disneyland que de Varanasi…
Imaginer le Patagonia de la méditation
Le tournant numérique de la méditation pose d’autres problèmes, comme le fait de dépenser des millions en publicité ou le choix de privilégier les contenus « dorlotants » (gestion du stress) à ceux plus « confrontants » (l’engagement social et l’environnement). En suivant cette trajectoire, le risque est grand qu’une appli devienne un énième doudou numérique, une sorte de spa mental qui, sous couvert d’une pratique de bien-être, ressemble surtout à une forme d’onanisme spirituel. Alors bien sûr, ce capitalisme applicatif a déjà eu un impact positif considérable, en rendant la méditation accessible à des millions de gens, qui seraient probablement passés à côté sans ce filtre. Mais afin que ce support soit vraiment efficace, il convient de revenir à l’intention originelle : aider les gens à parcourir un chemin ardu plutôt que faire de l’argent sur leur stress.
Loin d’être technophobe, le bouddhisme croit en l’utilisation des moyens justes (upaya en sanskrit) pour parvenir à un résultat. Cette attitude invite à constamment renouveler l’examen des moyens technologiques à disposition pour transmettre la méditation. Voici donc huit propositions pour tenter de faire basculer les applis de méditation dans une nouvelle ère.
> La communauté (sangha) est l’un des piliers de la méditation. Plutôt qu’une pratique solitaire, il est important de développer des espaces de rencontre et de socialisation plus nombreux, à la fois au sein des applications (avec par exemple des groupes de méditation) mais aussi en encourageant les espaces de connexion in real life, où les méditants peuvent s’asseoir ensemble.
> Dans toutes les traditions de méditation, le lien maître-élève est central. Offrir un suivi individualisé est primordial dans le progrès d’un étudiant. Pour cela, les applications devraient offrir la possibilité de profiter d’un accompagnement personnalisé. Il s’agit d’ouvrir un espace pour des rencontres (ponctuelles) en one to one avec son enseignant de référence.
> Il est nécessaire que les enseignants de méditation soient les dépositaires de l’autorité. Aujourd’hui ce sont les CEO’s des applications qui les dirigent, et non les enseignants. Il est important qu’une nouvelle génération de guides – plus technophiles – émerge, et que ce soit eux qui prennent les orientations stratégiques de l’entreprise. Pour ce faire, on peut imaginer la constitution d’un conseil éthique de l’entreprise formé par les enseignants les plus expérimentés.
> Que l’application appartienne aux méditants, et non aux actionnaires. On peut imaginer un modèle de propriété sous la forme de coopératives numériques, à la manière du fonctionnement des centres de méditation. Il existe des solutions technologiques reposant sur la blockchain qui permettent cela. L’idée serait de créer un Patagonia de la méditation, avec une fondation qui s’assure du respect des choix éthiques de l’entreprise, plus que de sa croissance effrénée.
> Être transparent sur les techniques d’incitation et de nudging employées afin d’assumer qu’il s’agisse d’un outil pour améliorer la discipline, tout en responsabilisant l’utilisateur.
> Mettre en œuvre les promesses du mindful design, en limitant au maximum les dark patterns du marketing digital qui subtilisent les capacités d’attention des utilisateurs.
> Créer un label éthique de la zen tech, s’appuyant sur des critères objectifs inspirés des principes moraux bouddhistes et chargé de donner une grille d’évaluation des outils technologiques de méditation, afin de permettre aux utilisateurs de choisir l’application qui les accompagne de façon éclairée.
> Promouvoir l’inclusivité et la diversité au sein des apps. Pour l’instant, la méditation est encore trop réservée à une population blanche et aisée. Il faut pouvoir la rendre accessible à d’autres publics en représentant les voix des minorités et en offrant des prix d’abonnement adaptés à chaque public.
Évidemment, ces enjeux dépassent de loin le simple cadre des applications de méditation. Elles concernent en réalité tous les sites, logiciels, applis et programmes numériques qui visent la dimension spirituelle de l’existence, l’éducation ou la justice sociale. Penser un numérique éthique, bienveillant et sincère est l’une des conditions pour concevoir un rôle émancipateur de la technologie, réellement au service de l’Homme.
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