La crise de daronnie de la Silicon Valley

Au courant du mois d’avril, j’ai passé trois jours à San Francisco, en immersion au congrès Wisdom 2.0. Voici mon carnet de bord.

 

Son fantôme a plané sur toute la conférence. Le nom de Sam Altman — et de sa créature, ChatGPT — était sur toutes les bouches, du début, à la fin. C’est lui qui est attendu pour monter sur scène et clôturer les trois jours de Wisdom 2.0, ce grand raout qui mêle dans un étonnant cocktail la crème de la spiritualité occidentale et les apprentis sorciers de la Silicon Valley depuis quatorze ans à San Francisco. Wisdom 2.0 c’est un peu la grande messe — littéralement — des geeks, quelque part entre TED et Burning Man. C’est l’endroit où le secteur de la tech se réunit pour un moment d’introspection, un grand gospel comme seuls les Américains savent faire, et où les démiurges d’un futur technologique se posent les questions de la transcendance et des fondements d’une vie éthique.

Forcément, quelques mois après la mise au monde des IA génératives — ChatGPT, Mid Journey et consorts –, ces interrogations prennent une couleur particulière. Comment faire en sorte que l’IA n’accélère pas notre déchéance civilisationnelle ? Comment s’assurer que les gains de temps escomptés par le travail phénoménal des machines permettent de libérer du temps pour effectuer un développement intérieur ? Est-ce que l’humanité connaîtra son salut par la technologie ? Autant de questions dont les participants espèrent bien que Sam Altman s’acquittera de réponses satisfaisantes…

Au cours de cette édition, l’IA n’était pourtant pas la seule crainte des guides spirituels de la Silicon Valley (le gros de l’audience étant constitué d’enseignants de méditation, psychologues, coachs, basés dans la région de San Francisco et ayant principalement pour clients/disciples les employés de la tech). Dans un pays hanté à la fois par le spectre de la présidence de Trump (et de son élection grâce à Cambridge Analytica), mais aussi victime d’une épidémie de santé mentale sans précédent, quelques chiffres font frémir l’assistance, confortablement assise dans des fauteuils molletonnés du Yerba Buena Center à downtown San Francisco. “Comme peut-être certains parmi vous, j’ai des enfantsLe mois dernier, j’ai été effaré par un rapport d’une agence de santé américaine [le Centers for Disease Control and Prevention] qui a révélé qu’un tiers des lycéennes américaines ont des pensées suicidaires. Un tiers. Un tiers ” climatise d’entrée Soren Gordhamer, l’organisateur de la conférence lors la session inaugurale. Le coupable ? Instagram, notamment. Une entreprise qui compte un certain nombre d’employés dans la salle. Regards inquisiteurs.

Il poursuit : “j’ai beau être enseignant de méditation, je suis complètement désemparé et impuissant lorsque je vois mon fils de 20 ans fumer du cannabis toute la journée en jouant aux jeux vidéos”. C’est dur d’être parent quand on travaille dans la tech. Comme l’avait très bien montré le documentaire de Tristan Harris, The Social Dilemmales employés de la Silicon Valley constatent de plus en plus que les fruits de leur travail endommagent leur propre progéniture, en les privant de leurs capacités d’attention tout en faisant grandement vaciller leur estime de soi.

Ces employés aux salaires démesurés n’ont certes plus de problèmes matériels, mais se trouvent néanmoins confrontés à la difficulté universelle d’être parent et aux dilemmes moraux associés. Ils s’interrogent sur leur (in)capacité à élever des humains ayant la compétence du bonheur et, en miroir, commencent à se pencher sur leurs propres défaillances et zones d’ombre. En somme, ce à quoi on a assisté, c’est la crise de la quarantaine de la Silicon Valley, ce moment de la vie d’un homme où une certaine idée pré-conçue du bonheur explose en plein vol. C’est alors le moment de fouiller à l’intérieur de soi.

Défragmenter ses traumas grâce aux psychédéliques et à la méditation

Car hormis l’IA, l’autre mot revenu en boucle tout au long de la conférence était celui de « trauma ». Ce concept de psychologie peut paraître encore lointain pour nous autres, Européens. Il l’est bien moins de l’autre côté de l’Atlantique, et pour cause. S’il serait délicat de dresser des échelles de la souffrance, il est en revanche incontestable que la société américaine a de quoi faire des cauchemars : tueries de masse, héritage des blessures de l’esclavage, extermination des populations de natives. Les États-Unis sont un pays parcouru de profondes entailles dont les plaies continuent à saigner. C’est aussi, comme le faisait déjà remarquer Toqueville à propos des expérimentations démocratiques des débuts, un pays où l’innovation est une valeur clé. Et pour faire face à ces blessures héritées, ce ne seront pas des nouvelles solutions technologiques qui seront convoquées, mais bien d’immémoriales techniques.

Sur scène, c’est Gabor Maté qui livrera un vibrant plaidoyer pour guérir les traumas à l’aide de savoirs ancestraux. Ce médecin canadien au physique d’un Timothée Chalamet ayant activé l’option “vieux cool” sur FaceApp est connu pour ses travaux sur l’addiction. Il est l’auteur notamment de In the Realm of Hungry Ghosts: Close Encounters with Addiction (Knopf, 2008). Face à un public acquis à sa cause (et légèrement enivré par son charisme), il préconise l’emploi (et la systématisation) de la pleine conscience, mais aussi de façon plus récente, l’usage des psychédéliques pour traiter les traumas.

D’ailleurs, l’un des moments forts de la conférence aura ainsi été l’intervention de Rick Doblin, le fondateur de MAPS (Multidisciplinary Association for Psychedelic Studies), l’association qui milite depuis quarante ans pour la réhabilitation des psychédéliques à des fins thérapeutiques. Guilleret, aux cheveux bouclés, et doté d’un physique de hobbit, il s’enorgueillit fièrement sous les clameurs d’une salle presque hilare après son récit de test d’ecstasy sur des pieuvres : “nous sommes confiants qu’à l’horizon de juin 2024, la MDMA sera déclassifiée comme substance interdite et autorisée lé-ga-le-ment à des fins thérapeutiques”. Pour tous les thérapeutes présents dans la salle qui utilisent les psychédéliques de façon underground, pouvoir enfin travailler en toute légalité constituerait un immense soulagement. On comprend mieux pourquoi ils se lèvent de leurs sièges et acclament le conférencier comme si Michael Jordan venait de claquer un énorme dunk.

Le futur dessiné lors des trois jours de conférence par la juxtaposition de ces thématiques tient peut-être précisément dans cette convergence entre les techniques orientales et l’usage des psychédéliques. À première vue, cela semble un étrange mariage (dans la tradition, le bouddhisme s’oppose à toute prise d’intoxicants). Et pourtant, il se pourrait bien que ces deux technologies de l’esprit ayant profondément étendu leurs racines en Californie depuis la période hippie finissent par se retrouver. C’est tout le propos de Spring Washam, enseignante de méditation afro-américaine, souriante et décontractée vêtue d’une robe traditionnelle amérindienne. Elle a partagé un témoignage poignant sur ses propres impasses à gérer ses traumas après de nombreuses années de méditation. C’est cette stagnation qui l’a poussée un jour à franchir le rubicon de l’orthodoxie bouddhiste et à boire l’ayahuasca. Aujourd’hui, en pionnière, elle ouvre un chemin spirituel encore controversé dans la communauté des méditants en organisant des retraites d’un genre unique et à la popularité grandissante, combinant ayahuasca et pleine conscience. Elle justifie ce tandem inédit en insistant : “Nous n’avons plus le temps. Dans ce moment critique pour le sort de l’humanité, il nous faut des technologies qui accélèrent la guérison, la planète en a besoin”.

Il semblerait qu’à la fuite en avant algorithmique, les sages préconisent un autre chemin, qu’on pourrait résumer par cette maxime zen “hâtez-vous, lentement”.

Car pour une part des enseignants de méditation réunis, le salut passe davantage par une convergence des technologies de l’esprit (méditation, chamanisme, et — dans une moindre mesure — psychologie traditionnelle) que par le développement d’un agent conversationnel qui rédige les mails à notre place pour nous faire gagner 5 minutes afin de pouvoir passer plus de temps sur TikTok. À l’autre bout du spectre, Sam Altman, le CEO d’OpenAI semble avoir un tout autre avis.

L’IA et le liquide bleu

Ainsi, lorsqu’il pénètre finalement sur scène ce samedi 30 avril 2023 en fin d’après-midi, Sam Altman sait qu’au cours des trois jours qui ont précédé son intervention de nombreuses peurs se sont exprimées ainsi que du désemparement, et beaucoup, beaucoup de scepticisme et d’anxiété.

Le visage blême et le corps prostré, il s’apprête à faire son examen de conscience. C’est Jack Kornfield, éminent enseignant de méditation et figure tutélaire de la spiritualité occidentale, qui posera les questions. C’est d’ailleurs à lui qu’on doit la présence du CEO d’OpenAI. Car depuis six mois qu’est sorti ChatGPT, Sam Altman donne très peu d’interviews, et encore moins en public. Il sait qu’il s’expose à de nombreuses critiques. Mais Jack Kornfield l’a convaincu, car… c’est son guide personnel. Il l’accompagne depuis de nombreuses années à la manière de Steve Jobs qui était toujours suivi du moine zen Otogawa Kôbun.

Avant que les micros ne s’ouvrent, la salle est suspendue à cet échange, car elle sent bien que dans la séquence historique que nous sommes en train de vivre avec le décollage de l’IA, ce court échange est un moment privilégié. Tout le monde veut savoir si le créateur de ChatGPT a une éthique et un coeur qui bat. On veut sentir s’il est un gars bien, et si l’on peut vraiment remettre le futur de l’humanité entre ses mains. Nous serons pour le moins déçus car la conversation prend une tournure assez convenue et nous n’apprendrons pas grand chose, hormis que Sam Altman « médite le soir pour gérer son stress » (on le comprend), et que « [son] conseil d’administration est composé de 7 personnes » (censés sauver le monde). Comme à son habitude, il répond de façon mécanique aux questions, d’un ton monocorde. C’est fascinant de voir à quel point cet échange ressemble en tout point à celui entre un humain (Jack Kornfield) et ChatGPT (Sam Altman). Les réponses de ce dernier sont attendues, claires et consensuelles. On est loin du style fleuri et poétique du maître de méditation.

Finalement le moment le plus marquant de ces trois jours, (et la seule standing ovation) reviendra à Christopher Plowman, le CEO d’une application de méditation extrêmement populaire, Insight Timer. Dans un plaidoyer enflammé, il a comparé l’IA au liquide bleu dans le film Don’t Look Up (Adam McKay, 2021).

Selon lui, toute notre attention est siphonnée par le potentiel salvateur des technologies, ce qui nous empêche de voir le désastre écologique en cours. Lors de sa conférence, il a plusieurs fois plaidé pour une régulation de l’IA, alors que dans le contexte de la Silicon Valley, cette notion s’apparente à un gros mot. À de nombreuses reprises, il a invectivé le public à demander des comptes à Sam Altman et pourtant, c’est toujours le même constat : à ce stade, l’humanité ne dispose pas d’organe de régulation internationale habilitée à gérer des problèmes de cette l’échelle globale. Pas davantage pour gérer la crise climatique que pour la définition d’une charte des valeurs de l’IA. Alors, où va-t-on ? Se fondant une approche historique, Plowman se rangera du côté de ceux qui pensent que les égoïsmes nationaux et le capitalisme nous empêcheront de trouver des solutions intelligentes, mais que de l’inévitable explosion du système que produira cette crise renaîtra une nouvelle forme d’équilibre. Rendez-vous à l’édition de 2083 de Wisdom 2.0 pour en juger.

 

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